"Je voulais porter mon vrai nom, mais je ne le pouvais pas. Les gens qui risquaient leur vie en me cachant, en me protégeant, avec qui j'ai tissé un lien d'attachement, me disaient : si tu dis ton nom, tu mourras et ceux qui t'aiment mourront à cause de toi. Ils avaient raison. Quand on me disait ça, je pensais : si je veux vivre, il faut que je m'appelle Jean Laborde et que je cache mes origines. Je ne sais pas ce que c'est d'être juif, mais je sais que ça condamne à mort. Je ne sais même pas que c'est une religion, mais je sais que ça condamne. Donc il suffit que je me taise pour que je sois autorisé à vivre. J'avais 6 ans et demi quand j'ai été arrêté et j'ai dû me cacher jusqu'à la Libération. Donc il y avait un facteur - le silence - qui était une amputation de la représentation de moi, qui était aussi une trahison vis-à-vis du nom de mes parents. J'avais compris que je ne pouvais pas porter leur nom. J'étais un traître, mais si je voulais vivre il fallait que je trahisse. Après la guerre, les enfants cachés ont enfoui la honte au fond d'eux-mêmes. Ils ont dû cacher qu'ils avaient été cachés afin de vivre dans le déni. C'est donc en cachette qu'ils ont aimé leurs parents disparus.
A la Libération, comme tous les enfants, j'ai voulu raconter mon histoire. Les gens éclataient de rire ou ne me croyaient pas. Tout le monde m'a fait taire. Parce que c'était impensable, parce que la culture du moment ne l'avait pas élaboré, parce que de Gaulle avait fait sans doute une politique nécessaire de déni pour construire la réconciliation nationale."